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Transformation de pièces de marine en artillerie lourde de terre
 

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Enquête du Sénat sur la question de l’utilisation des pièces de marine pour la guerre.
(Annexe au rapport fait, au Sénat, à la commission de la marine sur l’artillerie lourde, par M. Lucien HUBERT, sur le transport et l’installation des pièces de marine, et présentée à la sous-commission des arsenaux puis adoptée le 14 octobre 1915)

Messieurs,

Vous avez bien voulu me charger en votre nom de poursuivre une enquête sur la question de l’utilisation des pièces de marine pour la guerre.

J’ai eu 1’honneur, le 22 Juillet, de vous exposer dans un rapport, adopté par vous à l’unanimité, 1’état à cette époque de la participation de l’artillerie de la Marine à la défense du Front.

Je voudrais aujourd’hui aborder une question tout à fait capitale, celle du transport, et vous soumettre les réflexions inspirées à votre rapporteur par 1’étude de la question sur les lieux mêmes.

L’INSTALLATION DES PIÈCES DE MARINE

Considérations générales.

Le problème à résoudre est assez complexe. Les pièces de marine, en effet, qu’elles soient installées à bord des navires ou sur les côtes, sont disposées pour tirer sur des objectifs peu élevé, et sont fixées sur des plateformes qu’il est impossible de déplacer.

II fallait donc procéder à la construction de nouveaux affûts, ou tout au moins à la modification des anciens, afin qu’ils puissent se prêter au tir sous des angles plus grands permettant, soit d’atteindre des objectifs élevés, soit de procéder au tir indirect. II était également nécessaire d’aviser au moyen de transporter ces pièces, dont plusieurs avec leur affût, atteignent le poids de 170 000 kg (une pièce de campagne du calibre 75 ne pèse que 1 700 kg, soit 100 fois moins). Il fallait enfin transporter les munitions qui, pour le calibre de 320 par exemple, pèsent 1/2 tonne par charge, assurer la manipulation sûre et rapide des projectiles, préparer le logement et la nourriture des 30 à 40 hommes qui desservent chaque pièce, ainsi que des Officiers dirigeant le feu, lesquels, pour cette opération, ont besoin d’un véritable bureau mobile leur permettant d’étaler leur carte et de se livrer à tous les calculs et observations nécessaires.

Si à bord d’un cuirassé, ces divers éléments sont naturellement réunis, rien de ce genre n’existait à terre où toutes ces organisations doivent être transportées.

La solution de ce problème complexe a été entreprise de diverses manières qui semblent se résumer en deux.

I-LES PIÈCES DE 240 ET AU-DESSOUS

Les pièces sous-casemates.

La première, celle à laquelle les marins ont été le plus naturellement conduits, consiste à transporter la pièce avec son affût, convenablement modifié, à l’endroit déterminé par le Commandement, où on l’installe, comme on le ferait à bord. Des caissons en tôle tout préparés, qu’il suffit de mettre en place, tiennent lieu du pont du navire ; un blindage fermé de ronds couverts de terre, des sacs à terre, remplacent la tourelle ; les marins se nichent dans des repaires blindés de même : l’Officier disparaît sous terre dans un réduit qui lui sert de poste de commandement. Le transport de la pièce et de l’affût se fait par des moyens ordinaires : tracteurs sur route, wagons de chemin de fer à voie normale et à voie étroite ; les chargements et déchargements se font au moyen de crics, chèvres, palans... Le tout est amené définitivement à pied d’œuvre au moyen de simples voies de 0,60 qui permettent des installations dans des endroits paraissant inaccessibles.

Cette méthode a certains avantages : elle est économique et permet de tirer du canon tous les effets dont il est capable. Elle se prête à une dissimulation facile de la pièce et du personnel. Elle a toutefois un inconvénient : elle n’est pas compatible avec une grande mobilité ; 12 heures sont nécessaires pour la mise en place d’une pièce de 160 et 24 heures pour son enlèvement. Très suffisante pour battre une vaste région dans laquelle il convient d’exercer une surveillance permanente, elle donne moins de facilité au Commandement quand il désire grouper rapidement sur un point déterminé un certain nombre de pièces, afin de produire un effet important. De plus si la pièce vient à être repérée, son rapide déplacement est généralement impossible.

Les pièces sur rail.

La deuxième méthode procède de cette idée que les chemins de fer, dans la zone des opérations, sont suffisamment nombreux pour qu’on puisse trouver sur les voies un point propice à l’installation d’une pièce d’artillerie à longue portée permettant d’atteindre la plus grande partie des régions occupées par l’ennemi dans le voisinage de la ligne de feu.

L’installation des canons sur des wagons, déjà réalisés pour des calibres de pièce de campagne, notamment de 95, trouvait là une occasion intéressante d’être généralisée avec les pièces de gros calibres utilisés dans la Marine.

Pour les pièces de 194 et 240, l’opération a parfaitement réussi. Le wagon à boggies convenablement aménagé ou spécialement construit dans ce but, sert uniquement à transporter la pièce avec son affût qui permet le tir dans toutes les directions. Le wagon est amené rapidement sur la position de tir par une locomotive qui, munie d’un dispositif spécial, ne laisse pas s’échapper le panache de vapeur susceptible de révéler sa position. En fait, ce wagon est rendu indépendant de l’affût au moment du tir, par une manœuvre qui permet de fixer ce dernier au sol au moyen de griffes ; celles-ci cramponnant au rail tandis que des vérins, s’appuyant sur la plateforme de la voie, évitent le renversement. Les artilleurs ont ainsi réalisé, sans créer d’installation fixe, mais en profitant de la voie même servant à transporter le matériel, le moyen de placer leur canon en bonne position.

Cette méthode qui, croyons-nous, a déjà donné ses preuves dans de récentes affaires, ne se prête pas comme l’autre au choix de positions difficiles à repérer, mais elle donne une mobilité exceptionnelle permettant d’abandonner rapidement une position devenue dangereuse.

Les munitions sont rangées dans des wagons spécialement aménagés en vue de leur manutention ; le personnel est cantonné dans des wagons pourvus de ce qu’il faut pour le couchage ; un wagon est transformé en cambuse pour la cuisine, un autre en atelier pour les réparations, un est aménagé pour recevoir les agrès divers et servir de poste d’observation, un autre pour les approvisionnements en eau et combustibles destinés aux locomotives, etc. Cet ensemble réunit approximativement, pour chaque batterie de 2 pièces, ce que, toute proportion gardée, on rencontre à bord d’un vaisseau de guerre, et possède une mobilité comparable. La dépense est importante, mais il convient de noter qu’elle ne conduit à aucune opération financière avec l’Extérieur, car elle consiste en partie aux frais d’aménagement de matériel et d’agrès appartenant à des Compagnies de Chemins de fer ou à l’État. Après la guerre, une notable partie de ce matériel pourra être rendu à sa destination primitive.

Il semble bien que le calibre de 240 soit le plus grand de ceux qui se prêtent aux modes d’utilisation qui viennent d’être exposés. Au-dessus de ce calibre il faut tirer dans le sens même de la voie.

II- LES PIÈCES AU-DESSUS DE 240

Considérations générales.

Pour les pièces plus puissantes de 30, 40, et 50 calibres, les masses indivisibles à transporter atteignent 30, 50 à 75 tonnes. Il ne peut plus être question de manutentions sur voies de 60 centimètres, ni d’installations de plateformes établies en quelques heures. Il ne peut pas non plus être utilisé de wagons portant un affût tirant dans toutes les directions et simplement agrippé au rail ou arcbouté par l’intermédiaire de vérins s’appuyant sur la plateforme de la voie même, car les réactions dues au tir renverseraient infailliblement toute l’installation ; le problème devient alors singulièrement ardu. Il est pourtant convenablement résolu de deux façons différentes, qui consistent l’une et l’autre en une ingénieuse adaptation des deux méthodes exposées et appliquées à des pièces de 305 et de 274 dès maintenant en service.

1- La plate-forme.

Les pièces de 305 montées par les Aciéries de la Marine sont disposées sur affût-truck. Cet affût-truck est amené au moyen d’une locomotive sur une plate-forme portant la voie ferrée et formée d’un important massif en bois enterré dans le sol et auquel on l’amarre solidement. Cet amarrage ne suffirait pas pour préserver l’affût du renversement avec un tir dans toutes les directions, mais il est suffisant pour autoriser l’utilisation d’un champ horizontale de 40° (20° de part et d’autres de l’axe de la voie).

2- L’épi-courbe.

Les pièces de 274 montées par le Creusot sont disposées en affût-truck beaucoup plus simple mais ne se prêtant qu’au tir dans l’axe de cet affût-truck. Il faut donc orienter celui-ci dans la direction de l’objectif et comme cette orientation ne peut se faire que par le rail, on est conduit à établir une voie disposée en courbe sur laquelle on place le véhicule dans la position convenable. Au moment du tir, tout l’ensemble recule comme le fait une simple pièce de campagne montée sur son ancien affût....

Observation sur le tir de la plate-forme.

Dans le premier cas, la plate-forme réalisée n’est pas suffisamment importante pour permettre l’installation rigide de l’affût tournant et le tir dans toutes les directions ; on sacrifie donc une partie des facilités d’orientation bien que cependant on conserve une latitude de 20° à droite et de 20° à gauche, alors que sur épi-courbe cette latitude est nulle ou à peu près.

On obtient dans tous les cas le déplacement facile de la pièce et une régularité du tir due à la fixité du matériel.

Observations sur le tir sur épi-courbe.

L’obligation de créer une voie spéciale de tir, que les spécialistes désignent sous le nom d’épi, introduit quelques difficultés d’installation et conduit à l’acquisition d’un matériel de voie important.

D’autre part, il est certain qu’une installation de 500m de diamètre est exposée à un bombardement plus facile qui risque de détruire la voie. Enfin il semble qu’après le recul il soit assez difficile de ramener la pièce exactement au point primitif. Cependant il faut tenir compte de la mobilité même obtenue au prix de ces inconvénients.

Comparaisons.

Ces deux modes d’utilisation des pièces de marine de gros calibres présentent donc quelques avantages et quelques inconvénients spéciaux, mais dans leur ensemble ils ont déjà donné leurs preuves et il convient d’attendre avec confiance la mise en service prochaine de canons, montés suivant l’une ou l’autre méthode, de 305 à 40 calibres, de 320 à 30 calibres et de 340 à 45 calibres en cours d’étude ou de montage. On peut prévoir que des difficultés spéciales se présenteront résultant de la nécessité de répondre aux énormes efforts (plus de 1500 tonnes) que la voie aura à supporter. Ceci exigera l’adjonction, à l’emplacement des positions de tir, d’assises renforcées pour les rails et de dispositions spéciales pour limiter le recul.

LE RÔLE DE LA VOIE FERRÉE.

Il suffit de se trouver quelques instants en contact avec les personnes, militaires ou civiles, qui s’occupent de cette vaste entreprise pour être rassuré sur les résultats attendus. Chacun apporte sa part de collaboration active, éclairée et dévouée pour réaliser rapidement et économiquement un de nos plus puissants outillages de guerre.

Le transport.

Bien qu’il ne nous ait pas été possible d’examiner dans le détail l’organisation de cette artillerie nouvelle, nous n’hésitons pas à croire que les dispositions essentielles ont été envisagées pour assurer toute l’efficacité de son action. Nous espérons que la partie « Chemin de fer » ne sera négligé, ni pour l’étude et l’agencement du matériel, ni, au cours des actions de guerre auxquelles elle est appelée à coopérer, pour son utilisation rationnelle.

La collaboration indispensable.

D’une façon générale les Compagnies de Chemins de fer militarisées, les Sections de Chemin de fer de Campagne mobilisées et les Compagnies de Chemin de fer du Génie restent simplement dans leur rôle de transporteurs. Mais ici, dans l’artillerie lourde sur voies ferrées (A.L.V.F.) leur coopération directe aux actions de guerre proprement dîtes paraît nécessaire. Il y aura un important matériel roulant dont l’agencement est nouveau et qu’il s’agit de surveiller, entretenir, réparer, voire même parfois de modifier. Ce matériel travaillera dans des conditions très spéciales, subira des efforts exceptionnels, sera exposé à des accidents graves. Pour les transports sur les voies en cours d’exploitation, ordinaires ou exclusivement militaires, il y aura de fréquents rapports à établir avec d’autres unités. Il y a surtout une branche spéciale de service, et à prévoir et à organiser, pour les grosses réparations de ce matériel dont l’effectif pourra s’élever à 100 locomotives, 1 200 à 1 500 wagons, sans compter les affûts-trucks. Des agents de liaison, actifs, compétents, connaissant toutes les ressources industrielles de la région où l’on opère, devront être mis à la disposition du Commandement pour remplir ce rôle et seront à rechercher pour permettre de répondre aux exigences d’une situation nouvelle. Nous voulons penser que cette importante partie de l’organisation, destinée à faciliter la coordination de tous les efforts et l’utilisation des compétences auxquelles on doit faire appel, constitue une des préoccupations actuelles de l’Administration de la Guerre.

X

Conclusions.-

En résumé le manque d’artillerie lourde de terre nous a amenés à utiliser les pièces de marine. Mais ces pièces une fois à terre nécessitent un personnel tout à fait spécialisé pour le transport et l’installation.

Or, de même que la force des choses nous a obligés à demander la collaboration de la marine, de même dans les adaptations inédites imposées par la guerre et jusqu’alors inusitées, la marine et en général l’artillerie lourde doivent se tourner vers l’organisme de transport existant, c’est-à-dire vers des compagnies de chemins de fer. Par cette collaboration nous réussirons dans le minimum de temps et dans le maximum de sécurité à installer rapidement les canons lourds tous les jours plus indispensables.

Telles sont les considérations que votre Rapporteur se permet de vous soumettre avec l’espoir que votre Commission voudra bien les adopter et les transmettre aux Ministres intéressés.


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